Conscientia
(22 septembre 2016)

Écologie humaine : le temps de la reconstruction

 mano e terra

 

EN 1951, Romano Guardini s’interrogeait sur la croissance irrésistible de la puissance technique de l’homme contemporain. Pour le philosophe, « la tâche centrale de notre époque sera d’ordonner sa puissance de telle sorte que l’homme soit capable de subsister en tant qu’homme. Il sera placé devant cette option : devenir aussi fort en son humanité que sa puissance est grande ou bien lui être livré et succomber » (La Puissance, essai sur le règne de l’homme, Seuil). Soixante-cinq ans plus tard, Tugdual Derville reprend l’interrogation dans les mêmes termes : l’autodestruction de l’homme par l’homme n’est pas réductible à un quelconque péril nucléaire, c’est l’homme dans son identité qui est directement menacé.

Comme lutter contre la dissolution de l’homme dans les délires de l’absolutisme technologique ? C’est le défi de l’écologie humaine. Depuis longtemps, le délégué général d’Alliance Vita, co-fondateur du Courant pour une écologie humaine, poursuit un grand dessein : infuser dans la société tout entière des ferments d’humanisme intégral en s’appuyant sur ses ressorts les plus généreux. Sa démarche est thérapeutique : il s’agit de panser les blessures que le monde s’inflige à lui-même.

La prise de conscience écologique fascine Tugdual Derville. Le retour vers les lois de la nature est une aspiration très largement partagée dans l’opinion pour contenir les démesures de la toute-puissance de l’homme contemporain. Cette tendance, même confuse, est très positive. En outre, elle parcourt l’ensemble de la société, transcende les clivages. En lui donnant la cohérence qui lui manque, car elle est aussi porteuse d’ambiguïtés fâcheuses, comme son panthéisme malthusien, « l’écologie humaine » peut révolutionner une société ébranlée dans ses murs porteurs par cinquante ans de déconstruction libertaire.

Avant les remèdes, le diagnostic. Pour l’écologie scientiste, l’homme est un problème. Pour l’écologie intégrale, c’est une solution, à condition de retrouver l’homme dans sa nature originelle. Or l’homme est aujourd’hui menacé dans son identité et cette menace ne concerne pas seulement les individus, puisqu’elle a des conséquences sociales, bien plus graves, explique Tugdual Derville que la pollution ou le réchauffement climatique qui, au passage, servent souvent de paravent idéologique pour justifier des mesures politiques discutables.

Les sources sociales de l’écologie humaine

Pour retrouver une société d’écologie humaine, explique l’auteur, il faut revenir aux « trois piliers fondateurs » anthropologiques que sont la maternité, la famille et la différence sexuelle. Pour faire un homme, il faut naître d’une femme : « Tout être humain émerge progressivement du corps d’un autre être humain. » Ce qui fut une évidence depuis la nuit des temps devient aujourd’hui une contrainte insupportable pour les « déconstructeurs » de l’idéologie du genre qui s’acharnent à trouver les formules qui, à l’aide de la biologie, permettront de libérer les sexes de leurs déterminismes en prouvant la « neutralité » de l’humanité. D’où les campagnes systématiques, plus ou moins sournoises visant à rendre la maternité purement fonctionnelle, technique ou symbolique.

Après la gestation, l’enfant grandit dans « l’écosystème familial ». Encore une dépendance insupportable : le lien entre l’enfant et sa mère, d’abord, puis avec son père (désigné par la mère) est de plus en plus considéré comme un conditionnement injurieux pour l’émancipation culturelle de l’humanité. L’argument vient aussi bien des écologistes radicaux (Peter Singer) que des utilitaristes scientistes, dont les thèses alimentent toutes les pressions politiques visant à briser le rempart familial contre les manipulations en tout genre.

Dernier socle fondateur d’une société libre : la séparation de l’humanité entre homme et femme, et la relation sexuelle — « l’acte qui célèbre l’humanité avec le plus d’éclat ». De nos jours, le sexe est désacralisé. La consommation de sexe à outrance s’attaque à cette « affaire à la fois tellement publique et tellement personnelle que sa manifestation essentielle a besoin d’être cachée ». Contre la tyrannie du désir, « l’intégration de la sexualité exclusive au mariage est au contraire un facteur déterminant de la cohésion sociale et de la protection des plus vulnérables ».

La situation singulière de la France

Face à cette « dénaturalisation du genre, de la sexualité et de la famille » (Irène Théry), Tugdual Derville constate que la France n’est pas muette. En 2013, des foules immenses déferlent dans les rues pour protester contre la loi Taubira sur le « mariage » dit « pour tous ». Une mobilisation pareille, dans de telles proportions, est inédite. Comment s’explique « le jaillissement de ce mouvement social » ? « La plupart des chroniqueurs [ont] cherché en vain le “logiciel” du mouvement sans comprendre son émergence “organique”. »

La première explication du mouvement est évidemment dans son mobile. Les foules ne descendent pas dans la rue pour chanter la paix dans le monde, mais en réaction à une menace. Les manifestants de 2013 se sont mobilisés pour défendre une conception de l’amour ancrée dans l’humanité, fondée sur le don. C’est véritablement un basculement anthropologique qui a provoqué la révolte et l’indignation : la soumission de la politique à un « glissement technologique dicté par les individus : deux hommes ou deux femmes exigent de la technique de leur fournir l’enfant que la nature leur refuse, sans respecter l’intérêt de l’enfant ». Ce n’est pas la vie qui était touchée, mais la source de la vie, et le peuple, fût-il une minorité, n’a pas voulu taire l’indignation de sa conscience. Un mur porteur de la société, le mariage, était ébranlé dans la loi selon un mécanisme subversif redoutable : élargir avant d’abolir.

Le mobile des manifestants n’explique pas tout. Pour Tugdual Derville, ces derniers ont révélé, peut-être à leur insu, la « vitalité souterraine du personnalisme français ». La révolte n’est pas venue de nulle part. Certes, « la révolution libertaire a mis quarante ans pour imprégner la France en profondeur », mais la France a des racines autrement plus lointaines. L’auteur signe ses plus belles pages en parlant de l’originalité française. Il croit que la France, terre de culture, de civilisation, pays de la dignité, des droits de l’homme, « où la femme est aimée », portée à l’universel, a semé dans son inconscient collectif les anticorps humains et intellectuels qui ont permis le sursaut, et qui expliquent pourquoi l’indignation populaire contre la dénaturation légale du mariage, pourtant largement répandue désormais dans le monde entier, n’a pas connu une telle mobilisation dans d’autres pays.

Dans l’humus de la société

Mais la partie la plus intéressante du Temps de l’homme est sans doute ici : comment se tisse un tel mouvement social de fond ?  « Tout mouvement social authentique répond à trois critères : il est spontané, anarchique, foisonnant. » Ce fut la caractéristique des manifestations de 2013. Nul parti, nul syndicat n’a jamais pu réunir de telles foules, comme l’a constaté le sociologue Gaël Brustier (Le Mai 68 conservateur, Cerf). Quand bien même la réussite des « manifs » oscillera au gré des évènements, les ressources intérieures du mouvement ne peuvent pas se mesurer à sa seule capacité de mobilisation quantitative.

Tugdual Derville emprunte aux sciences du vivant une analogie botanique particulièrement évocatrice : « Entre les manifestations monstres et cette révolution silencieuse, il y a le même rapport entre les champignons et leur mycélium, ce réseau de fines racines interconnectées qui en constitue l’élément permanent. » Autrement dit, il y dans l’humus de la société une « force de construction vitale », structurante, qui agit en conformité avec sa vocation : « tisser humblement du lien humanisant, construire et réparer la société, à partir des relations originelles, filiales, familiales et nationales ». Ainsi, « pendant que les penseurs de la déconstruction sapent la société, les “panseurs” la bâtissent, en prenant soin de ses membres fragilisé ».

Le Temps de l’homme se présente ainsi comme un véritable traité d’engagement politique des minorités par la créativité sociale. Si cette force de construction a rendu possible les manifestations de 2013 et suivantes, elle peut faire plus, et elle doit « s’organiser », non pas comme une puissance techniquement ordonnée à la prise du pouvoir, mais comme une conscience métapolitique « organique » ordonnée à la reconstruction de la société, sur ses véritables murs porteurs.

On le voit, la perspective rend dérisoire les querelles de chiffonniers qui agitent le temps des élections autour de la nécessité d’unir ses forces sur un mode partisan : le monde ne change que par « les minorités actives, cohérentes et nombreuses ». Pour changer le monde, il faut agir — et non seulement théoriser —, sans rien lâcher sur l’objectif, et de façon multiforme, ce qui n’exclut évidemment pas une présence politique militante, à condition qu’elle soit elle-même cohérente et multiforme, et naturellement dans une dynamique réelle de service.

La cité parallèle

Le constat de Tugdual Derville s’inspire de la réflexion politique des penseurs de la dissidence sous le joug soviétique. Il s’agit de bâtir comme une « cité parallèle ». Il cite Václav Benda (La polis parallèle). Inutile de s’acharner en surface contre le pouvoir totalitaire. La tâche du mycélium est de « ronger petit à petit ces rideaux de fer en miniature, forcer le blocus social et celui de l’information, revenir à la vérité, à la justice, à un ordre de valeur qui ait un sens, faire à nouveau reconnaître le caractère inaliénable de la dignité humaine et la nécessité du vivre-ensemble dans la responsabilité et l’amour mutuel ». Karol Wojtyla ne disait pas autre chose : pour abattre le communisme, « d’abord, arrêter de mentir ». Et Václav Havel : « La formation d’un nouveau modèle politique et économique doit se développer à partir d’un profond changement existentiel et moral de la société » (Essais politiques, 1994).

Là où la tentation politique conduit le manipulé à devenir manipulateur, la victime de la violence à lutter dans le seul rapport de force, il faut rompre avec le cycle de la destruction. Dans cette logique, Benda engageait à construire une résistance positive en occupant tout espace laissé vacant par le pouvoir, sans craindre de coopérer avec lui quand il s’agit de rendre un service social positif. Non seulement, les « structures parallèles » sont nécessaires, mais il convient aussi « d’exploiter les structures existantes en les “humanisant” ». Ainsi, la « fusion paisible des deux cités » conduirait la cité ancrée dans la vérité à dominer paisiblement celle dont l’existence perdure dans la manipulation du pouvoir.  Joseph Ratzinger l’a expliqué ainsi : « On ne peut édifier qu’en édifiant, sans crainte de favoriser le pouvoir du mal » (Église, Œcuménisme et Politique, 1986).

Cette dynamique de la résistance échappe à la tentation du repli sur soi — « forme d’auto-exclusion », y compris dans le radicalisme de la surenchère. Elle justifie toutes les formes d’engagement et d’initiatives, s’adossant les unes aux autres, dans une logique organique et non partisane. Car « la résistance naturelle que la vie oppose au totalitarisme ne suffit pas » : seul « l’espace délibérément élargi de la cité parallèle » permet à la polis parallèle de « creuser des tranchées plus qu’elle n’en perd ». Ainsi le mouvement de 2013 peut-il amorcer le passage de la résistance spontanée et inconsciente à celui de la reconstruction politique, et il réussira s’il demeure dans la logique du mycélium, c’est-à-dire dans la cohérence morale avant tout, autour d’un noyau dur qui saura agir « en radicale conformité avec les valeurs de l’anthropologie du don », celles-là mêmes qui sont attaquées comme le principal obstacle aux constructions mentales insidieuses qui ont pris le relais des totalitarismes mortifères du xxe siècle. (…)

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Article de Philippe de Saint-Germain,  paru dans Liberté politique n° 71, automne 2016.

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